dimanche 2 novembre 2025

Accompagner vers l'au-delà

 Laëtitia Cado-Guiomar, thanatopractrice : « J’accompagne autant les vivants que les morts »

Elle se sent appelée depuis l’enfance à prendre soin des morts et à les accompagner vers l’au-delà ; elle vit sa vocation de thanatopractrice accomplie sur le tard comme une confiance accordée par les défunts et leurs familles.


Depuis que je suis toute petite, je veux accompagner les morts. À 4 ans je disais que je voulais être « médecin pour les morts ». Mais, pour ma mère, la mort, c’était tabou ; elle ne voulait pas en entendre parler, elle s’est d’ailleurs démenée pour que je change d’avis.

J’ai donc suivi des études de photographie, puis j’ai travaillé dans différents domaines : la photographie, le commerce, l’économie solidaire.

Les aider dans leur deuil

Avant de me reconvertir professionnellement, je dirigeais une entreprise d’insertion. Mais je n’étais pas heureuse ; il me semblait que l’on dépensait plus d’énergie à se battre pour trouver des budgets que pour les personnes que l’on accompagnait. Le métier de thanatopractrice me revenait à l’esprit, et je pensais souvent à ce qui m’avait empêchée de le devenir. Un jour, j’ai décidé de ne plus regretter et d’essayer : à 45 ans, je me suis lancée dans la préparation du concours.

À présent, j’exerce ce métier depuis quatre ans. Plus le temps passe, et plus je suis heureuse ! Je ne sais pas pourquoi, mais ma place est là. J’accompagne autant les vivants que les morts ; je le fais d’abord pour les familles et les proches, afin de les aider dans leur deuil. Je fais en sorte que les défunts soient le plus beaux possible, qu’ils semblent sereins, apaisés. Mon métier n’est pas de cacher la mort, mais d’en masquer les stigmates.

Je vis aussi mon travail comme un accompagnement des défunts, derrière la grande porte. Je me sens bien dans mon lien avec eux ; j’estime que les familles m’accordent une confiance énorme, ainsi que les personnes décédées, qui me livrent leur corps. C’est un métier de l’ombre, où l’on peut apporter toute la lumière. Je suis heureuse quand les proches me disent : « Merci, elle est apaisée, elle est belle. »

Une présence pour les absents


J’ai grandi dans une famille aimante, avec une maison toujours ouverte. Mes parents étaient tous les deux éducateurs spécialisés, et nous vivions sur le lieu même de la structure d’insertion que mon père dirigeait. Ils accompagnaient des personnes toxicomanes ou sortant de prison. Les gars pouvaient frapper à la porte à tout moment, le soir, le week-end.

Mes parents ont toujours été guidés par leur foi chrétienne, tournée vers l’accompagnement des autres, comme une évidence. De grandes tablées étaient souvent dressées à la maison, on s’invitait au dernier moment, des amis comme des gens en galère.

Ma foi se vit davantage au travers des émotions que par des mots. Je comprends Dieu comme une présence -silencieuse qui se manifeste par des signes. Parmi ceux qui m’ont marquée, il y a eu le baptême de ma première fille, Olive. Le prêtre l’a immergée dans l’eau, puis il l’a relevée et l’a portée à bout de bras. À ce moment précis, un rayon de soleil a transpercé un vitrail et l’a éclairée !

Je parle beaucoup à Dieu. Sa présence ne s’impose pas. Le suivre, pour moi, c’est savoir être présente sans m’imposer — c’est exactement ce que je tente de vivre auprès des défunts. Je me demande comment leur transmettre cet amour de Dieu, sans aucune contrainte. J’essaye d’être présente aux absents. Quelque temps après avoir commencé mon activité de thanato-practrice, j’ai reçu un signe puissant.

En me rendant dans un funérarium, je regarde toujours sur la liste le nom de la personne dont je viens m’occuper ; et, ce jour-là, j’ai lu celui d’un ancien salarié de l’entreprise d’insertion pour laquelle je travaillais, que j’avais beaucoup accompagné. Et, considéré comme indigent, il ne pouvait bénéficier de soins mortuaires. J’ai aussitôt proposé au funérarium de m’en occuper, afin de les lui offrir. Ce n’était pas un hasard, quelque chose de plus grand m’avait guidée là, pour lui dire au revoir.

Un dernier hommage

Quand je procède à un soin, j’essaye d’être très attentive à la personne que j’accompagne. Je lui parle beaucoup. Je lui dis bonjour en arrivant. Je la préviens de chaque geste que j’accomplis. Par exemple, je dis : « Je vous nettoie un peu la bouche, je vais faire doucement », « Attention, je vais vous ponctionner ! », ou « Voilà Madame, vous êtes toute belle pour le grand voyage. » Je m’adresse aussi à elle intérieurement, en silence.

Dans certains lieux, quand je peux, je dispose des bougies, afin de favoriser un moment de recueillement, je diffuse de la musique classique, ou de la variété ; mais je choisis des chansons dont les paroles sont belles. Il m’est ainsi arrivé d’accompagner un homme qui avait un tatouage Johnny Hallyday sur le torse ; j’ai passé des chansons de son idole pendant le soin, je me suis dit que ça devait lui faire plaisir !

Pour chaque défunt, j’effectue une toilette mortuaire et un habillage, souvent un soin de conservation. Je cherche à ce qu’il soit beau, apaisé, et que cela lui ressemble. Je lui masse attentivement le visage et les mains avec de la crème hydratante, parce que ce sont les endroits que les proches vont probablement toucher. Suivant les besoins, je lui prodigue un shampoing, je le parfume, je le rase…

Je maquille très peu, sauf si la famille me le demande ou si la personne avait l’habitude de le faire. Je mets simplement un peu de fond de teint pour que la peau ne devienne pas translucide. Je « mèche » la bouche et le nez avec du coton, pour éviter que les fluides s’écoulent hors du corps, ce qui pourrait déstabiliser les proches. J’essaye de donner à son visage un air d’apaisement – même si on ne peut pas faire sourire quelqu’un qui ne souriait jamais ! Enfin, je termine en le revêtant de la tenue choisie par la famille ; je suis heureuse quand je vois qu’elle l’a sélectionnée avec soin, comme pour lui rendre un dernier hommage.

Passeuse d’âme

Si le corps est accidenté, s’il voyage, en cas d’exposition à domicile ou lorsque les obsèques ont lieu plusieurs jours après, un soin de conservation est nécessaire. Il permet de retarder la dégradation du corps et présente un teint plus naturel. Pour faciliter le deuil, il est important que les proches ne gardent pas une image traumatisante du défunt. Dans ce cas, je prélève les fluides corporels, et j’injecte du formol dans le corps. Avant de faire ce métier, je n’imaginais pas que ce serait si intrusif… Dorénavant, je comprends le sens de ce soin, et on peut aussi le réaliser avec douceur.

Je ne dirais pas que je suis passeuse d’âme, parce que ce serait trop orgueilleux. Mais je sens que certaines personnes ont davantage besoin de moi pour passer la grande porte. Me vient l’envie d’accompagner un peu plus certains défunts, comme s’ils étaient encore présents. À plusieurs reprises, j’ai été confrontée à des suicides, comme pour cette jeune fille de 13 ans, dont je me suis occupée… et je lui ai beaucoup parlé.

Quand les corps arrivent, je peux sentir si les personnes ont accepté ou non de partir. Je devine aussi comment on s’est occupé d’elles dans leurs derniers instants, si elles ont bénéficié de soins palliatifs, qui permettent de soulager la souffrance physique et psychique – malheureusement, tout le monde n’y a pas accès.

Je rencontre aussi des personnes isolées ou que les familles négligent : si la tenue n’a pas été choisie avec soin, par exemple, si elle est froissée… Cela me fait de la peine. On m’a déjà encouragée à ne pas m’attarder sur les défunts seuls, puisqu’ils n’auront pas de visite ; au contraire, je vais d’autant mieux m’occuper d’eux, parce que je suis touchée que personne d’autre ne leur dise adieu.

Une équipe soudée

J’aime à prendre le temps pour chaque soin. Des thanatopracteurs me disent qu’ils peuvent m’enseigner -comment -travailler plus rapidement. Mais je ne le souhaite pas ! Depuis septembre, j’ai intégré une nouvelle équipe, et nous partageons la même approche du métier.

Ma patronne ne surcharge pas mes journées. Elle assure que, pour bien s’occuper des morts, il faut être vivante ! Elle insiste ainsi pour que l’on ne néglige pas le temps de déjeuner. J’ai le sentiment d’avoir intégré une équipe soudée, comme une famille, avec une même vision de l’accompagnement des défunts et des familles.

Juste après avoir obtenu mon diplôme, je me suis fait tatouer un arbre de vie sur l’avant-bras. Dans le travail, on ne le voit pas, car je porte une blouse, mais je sais qu’il est là. J’aime à me dire qu’un lien se tisse entre le défunt, mon bras et le sol, comme si je donnais la force du sol aux personnes décédées. Dans les funérariums où je travaille, je suis repérée de dos grâce aux deux vestes que je porte souvent : sur l’une se trouve le dessin des ailes d’ange, sur l’autre, d’un arbre de vie. Ces symboles racontent quelque chose du sens de mon métier.

Laëtitia Cado-Guiomar (source : La Vie)

Les étapes de sa vie

1974 Naissance, enfance à Étampes. 1997 Ouverture d’un commerce de prêt-à-porter. 2002 Naissance d’Olive, puis de Carmin, Marin, Orlane, Bleuenn. 2006 Salariée d’une entreprise d’insertion. 2007 Entrée en équipe Mission de France. 2021 Diplôme de thanatopractrice. 2025 Nouvelle équipe professionnelle et décès de sa mère.

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samedi 1 novembre 2025

L’Adieu à ma mère


Ma mère est décédée fin septembre. J’ai pu vivre toutes les étapes de l’accompagnement. J’étais auprès d’elle en fin de vie. Je l’ai lavée, nourrie, je lui ai parlé même quand elle ne parlait plus. En septembre, son état s’est dégradé, mais nous pouvions encore échanger. Elle répétait « Je veux partir, je veux partir ». Avec mes sœurs, je lui ai répondu : « Tu peux partir. Tu as été une super maman, et on est prêts pour ça. » Mon père était là, je voulais qu’il le lui dise aussi. Il a du mal à exprimer ses sentiments. Mais il a dit : « Tu peux partir pour le grand voyage, pour Celui que tu as toujours aimé et pour qui tu as travaillé toute ta vie. Je suis prêt. » Ma mère était silencieuse, elle nous regardait et nous serrait la main. Son organisme a lâché en quelques semaines, et elle est décédée. Plusieurs personnes, dont des col-lègues, m’avaient dissuadée de m’occuper des soins mortuaires moi-même. Mais j’ai senti une force plus grande qui -m’accompagnait. J’étais prête. Ça a été très beau, un dernier moment privilégié avec ma mère. J’ai mis une musique douce et allumé une bougie. Je lui ai fait un shampoing. Je l’ai maquillée comme elle le faisait, avec du fard à paupières, mais très léger. Tout le monde m’a dit qu’elle était très belle et que c’était bien elle. Même mon frère, qui n’est pas à l’aise avec la mort et les corps des défunts, a voulu la voir.

Tous ses petits-enfants sont venus l’entourer et lui parler. Ils ont déposé plein de mots et de jeux près d’elle, parce qu’elle jouait beaucoup avec eux. Au cimetière, on a aussi collé sur le cercueil des pièces d’un jeu auquel on jouait souvent, une idée de Bleuenn, ma dernière fille. C’était comme célébrer la beauté de la vie d’après ! Il y a eu aussi une très belle messe, avec de beaux chants. L’église de Corse dans laquelle mes parents sont très investis était pleine à craquer. Nous avons vécu un moment d’espérance et d’amour.

Laëtitia Cado-Guiomar, thanatopractrice.

(source : La Vie)

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vendredi 31 octobre 2025

Cultiver la vie jusqu'à la fin

 A quelques jours de la Toussaint et de la commémoration des défunts, la date de ma chronique

tombe à pic pour vous faire part d’une interrogation sur la fin de vie. Dans quelles conditions allons-nous quitter cette existence ? Devrons-nous finir dans la souffrance, sous prétexte que c’est notre destin, même entourés par des proches ou des infirmiers compatissants, même soulagés par des analgésiques ? Cet été, je débattais avec un ami au sujet de cette loi sur l’aide à mourir adoptée par les députés. Un être pourrait désormais s’administrer un produit létal, sous certaines conditions - être atteint d’une affection grave, incurable, être majeur... S’il ne peut procéder lui-même à cet acte, le malade pourrait demander l’aide d’un médecin. Cet ami de 80 ans défendait le droit de mourir dignement et non dans un état de déliquescence. Quant à moi, je lui exprimais mes craintes d’ouvrir une porte étroite à l’euthanasie, qui allait nécessairement s’agrandir sous la pression de la société, peu encline à prendre soin des plus âgés et des personnes handicapées.

Depuis cinq années, j’accompagnais un frère malade d’un cancer métastasé, dont on venait d’arrêter les traitements. Dans ce contexte de fin de vie, j’évoquais les moments intenses et joyeux que je vivais, son désir de vivre malgré la conscience de son échéance proche et la beauté de voir comment l’esprit émerge à la surface d’un corps épuisé.

AU RYTHME DES PETITS MIEUX

Hâter la fin de mon frère qui vivait relié à ses fils d’oxygène et de morphine était à mes yeux sacrilège, tant notre présent était fécond. Lorsque l’on accompagne un malade sur la fin, on vit un moment à part, hors du temps. On est sans arrêt dans la gravité, l’attente, la tension au sujet d’une mauvaise nouvelle qui pourrait parvenir. On vit au rythme des petits mieux qui sont source d’enthousiasmes, des marches descendues, des consultations, autant d’épées de Damoclès... Pourtant, malgré cette réalité, je n’aurais donné ma place à personne ! Avec mon frère, je cultivais la vie.

Sur les conseils de l’ami, je suis allée voir la Chambre d'à côté, de Pedro Almodovar, qui raconte l’histoire d’une femme atteinte d’un cancer en phase terminale. Elle décide de mettre fin à ses jours avant de subir de nouveaux traitements invasifs qui, d’après les médecins, ne feront rien à part lui donner quelques jours de plus. Mais dans quel état ? Elle demande à une amie de l’accompagner dans une belle maison en pleine nature et de rester dans la chambre voisine. Elle a décidé de s’administrer une substance létale sans révéler à son amie le jour où elle le ferait. La beauté qui entoure la malade et son amie est propice aux partages heureux et amicaux, jusqu’au jour où elle met fin à son existence. Elle accomplit ce geste pour éviter de vivre la souffrance de son corps dévasté.

Le jour où je sortais du cinéma, une longue traversée d’épreuves physiques attendait mon frère, qui ne pouvait plus ni s’alimenter ni s’abreuver. Il respirait très mal avec un seul poumon. 11 était de moins en moins conscient, car les doses de morphine l’entraînaient dans un état de grande confusion. Il n’était plus avec les autres. Lorsqu’on vit dans la proximité d’une telle fin, les termes espérance et acceptation de la souffrance ne veulent rien dire. Il y a juste un être qui n’est plus capable de vivre quoi que ce soit de vivant. « Ta mort fait comme une ile noire dans un océan de lumière, relevait poétiquement Christian Bobin. Pour te rejoindre, aucune barque... Il faudrait pouvoir marcher sur la lumière. Cela doit s'apprendre. Cela s’apprend. »•

Paule Amblard
(source : La Vie)

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jeudi 30 octobre 2025

Enseignement

 


"L'ignorance provoque un tel état de confusion qu'on s'accroche à n'importe quelle explication afin de se sentir un peu moins embarrassé. C'est pourquoi moins on a de connaissances, plus on a de certitudes. Il faut avoir beaucoup de connaissances et se sentir assez bien dans son âme pour oser envisager plusieurs hypothèses."

Boris Cyrulnik

« L’amour ne frappe pas au hasard. Ce merveilleux moment ne touche que ceux qui y sont disposés.
Toute notre vie, on peut réveiller l’empreinte amoureuse que l’on croyait engourdie.
Ceux qui ont bénéficié d’un attachement sécurisé sont les plus faciles à aimer, mais certains se sentent plus à l’aise avec un attachement apaisé et moins fiévreux que l’amour intense, parfois source d’angoisse.
Ceux qui, dans leur enfance, ont connu un désert affectif ont tendance à croire qu’ils ne sont pas aimables puisqu’ils n’ont jamais été aimés ; quand on les aime, ils pensent qu’ils ne le méritent pas et qu’on va à nouveau les abandonner. Il est alors difficile de tisser un lien d’attachement.
L’amour fait parfois peur et l’attachement parfois emprisonne. Faudra-t-il inventer de nouveaux cours d’amour pour retrouver le plaisir d’aimer ? »

B. Cyrulnik - " Quand on tombe amoureux, on se relève attaché "
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mercredi 29 octobre 2025

Aventure innocente

 Et si l’aventure commençait à deux pas de chez nous ?

À l’angle de la rue, au détour du chemin, dans le jardin. 

Au sein du paysage ordinaire qui nous est familier se trouve une richesse infinie qui ne demande qu’à être découverte. 

Tout commence par notre disponibilité. Si notre attention est accaparée par nos ruminations, nos préoccupations et nos obsessions, elle ne peut se poser sur ce qui est là, sous nos yeux. Nous ne voyons ni n’entendons la beauté qui nous environne. Recouverte par le brouillard opaque de notre bavardage elle nous semble insipide et monotone. 

L’aventure commence ici, inutile de courir le monde, de prendre des avions, des trains, des paquebots. Ici, il s’agit juste d’avoir l’audace de sortir de chez soi, de marcher alentours, de prendre le temps et d’être attentifs aux détails, à la qualité de la lumière, à la mélodie du vent, au parfum de la pluie. Détails qui paraissent insignifiants et mornes à celui dont l’esprit et les sens sont endormis mais qui sont autant de clés pour ouvrir « les serrures de l’infini ». Les surréalistes à qui l’on doit cette belle formulation l’avaient compris, qui invitaient à se promener avec l’esprit d’enfance.

Garder « l’esprit du débutant » pour qui c’est toujours la première fois comme le recommandait Shunryu Suzuki, afin de préserver la fraicheur du regard et ainsi déceler les pépites disséminées dans l’ordinaire. Jésus nous prévient « si vous ne devenez comme les petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. »

Retrouver l’innocence du regard, cultiver l’émerveillement en laissant l’esprit se désencombrer de tout l’inutile : un art de vivre qui se cultive et s’approfondit jour après jour. Voilà, la grande, la sublime aventure qui au sein de l’ordinaire nous mène à l’Ultime.

- Nathalie Delay

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mardi 28 octobre 2025

Plantes en modèle

 


"Ce coin de jardin, à l'abri de tout, n'est-il pas merveilleux ? La silhouette des lotus, si attirante, le gazouillis des loriots si agréable ? Apparemment, tous les êtres jouissent du bonheur d'être là. Il n'y a rien à en dire.

Et les hommes, dans quel but sont-ils venus sur Terre ? Que ne connaissent-ils la même lenteur, la même confiance et le même bonheur de vivre que les plantes",

François Cheng, L'éternité n'est pas de trop,

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lundi 27 octobre 2025

La pratique, telle quelle.


"Quand les nombreuses empreintes mémorielles se réactivent, je reviens toujours à l’instant, sans aucune interprétation. Calmement, j’accueille l’instant, peu importe comment je l’interprète. L’instant est d’une parfaite précision, car, tel un miroir, il reflète qui je crois être.
Si les émotions me brûlent, je reste là, dans l’instant, sans bouger, sachant qu’elles sont passagères. Si j’ai l’impression que rien ne semble arriver, je reste là, de la même manière! Si tout semble évoluer ou se détériorer, je reste toujours là. Tout est vu comme passager. Habituée à gérer des excès d’agitation et de crispation, quand je ressens une impression d’ennui, je reviens à l’instant présent, où toute possibilité d’identifier un état vole en mille éclats.
Je reste là sans rien attendre, détendue, sans fuir, sans retour dans le passé, sans cette habitude de toujours puiser dans des références apaisantes, sans imaginer un futur réconfortant. En même temps, le corps me donne parfois un message de forte tension, provoquée par l’opposition entre mon ancien mode de fonctionnement (croire) et celui-ci (voir).
Me remettre continuellement dans l’instant désencombre le mental et me rend disponible pour voir."
Extrait du livre de Betty "La Fraîcheur de l'instant, la fin d'un rêve d'individualité".

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dimanche 26 octobre 2025

Les feux de paille


 Aujourd'hui, et de plus en plus, une grande partie des cheminants spirituels cherchent une forme d'intensité. 
Physique, au chaud ou au froid extrême, dans l'intensité de l'effort lui-même. Dans les émotions fortes, fussent elles d'amour et de compassion, qui ne sont souvent que des formes de sensiblerie convenues. Dans les états de conscience extraordinaires.

Alors on consomme, champignons, verdures de toute sorte, chants extatiques, rituels néo druidiques si possible au clair de lune. On cherche l'intensité avec le postulat conscient ou pas que celle-ci serait garante de  transformation ou de changement. Il n'en n'est malheureusement rien. Mais il faut des années de pratique pour s'en rendre compte. 

La transformation et le déploiement ne viennent pas de l'intensité, qui entraîne simplement le plus souvent un effet yoyo. Ils viennent non pas de l'intensité et de la motivation, mais de la persévérance.

Ils viennent de la cohérence interne d'une méthodologie éprouvée par des générations à laquelle le ou la pratiquante accepte de s'exposer avec courage et sur le long terme.

Pas d'une vague juxtaposition de 12 outils issus de 8 traditions incohérentes entre elles. Qu'on change quand un angle de notre ego risque d'être démasqué. 

Qu'on pratique cette juxtaposition pour soi est une chose, on n'expose que soi-même au principal risque d'un tel choix : la stagnation. Qu'on veuille en faire un chemin pour d'autres procède par contre d'une forme d'aveuglement.

Les feux de paille peuvent être très beaux, parfois fascinants.

Ils ne sont malheureusement pas de la même nature que le Feu alchimique, Transformateur, même s'ils peuvent faire illusion quelque temps. 

Bonne réflexion et pratique

Fabrice Jordan 

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samedi 25 octobre 2025

Transmission


"Qu'aimerions-nous transmettre à nos enfants ? Une belle image de nous-même, de sorte qu'ils nous voient plus beaux que nous ne sommes en réalité ? À quoi bon ? Des biens matériels ? C'est leur mettre entre les mains un monceau de problèmes. Notre présence ? Que nous le voulions ou pas, ils seront séparés de nous quand nous mourrons.
Ce qu'en revanche nous pouvons leur léguer, c'est une source d'inspiration, une vision des choses qui ait un sens et qui puisse leur donner confiance à chaque instant de leur vie. Pour cela nous devons bien sûr acquérir nous-mêmes une certaine assurance, une certitude intérieure. Or, ce sentiment ne peut à l'évidence venir que de notre esprit ; il est donc grand temps de nous occuper de celui-ci."

Jigme Khyentse Rinpoche (b. 1964)
Transmis par Matthieu Ricard
📷 : Petite fille de la région de Denkhok, Tibet oriental, avec son oncle, un ermite qui a passé douze ans en retraite. 2003

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vendredi 24 octobre 2025

« Salut, toi, je te connais. »

Y a-t-il eu, par la suite, des moments moins évidents ?

Pendant vingt-cinq ans, j’ai été royalement tranquille, vivant avec cinquante euros par mois. Mais, en 1997, on me contacte pour me proposer un livre de dialogue avec mon père. J’accepte, mon père vient me voir, on a des échanges très sympas - vraiment, sur le moment, c’est un projet très agréable à mener. Quelques mois plus tard, Le Moine et le Philosophe* sort en librairie. Tout de suite, les ventes explosent. Je me retrouve à répondre, avec mon père, à toutes les interviews possibles et imaginables, à être convié aux quatre coins du globe ; et, dans la rue, on commence à me reconnaître - comme si, inconnu la veille, j’étais devenu, du jour au lendemain, un type formidable [rires]. Il y avait quelque chose de très étrange, pour moi, à vivre cette frénésie, quand mon travail dans l’humanitaire me faisait côtoyer la pauvreté extrême, des familles terriblement démunies, plongées dans des situations très douloureuses... Je me demandais, au fond, si cette notoriété subite était une opportunité ou, au contraire, le début des ennuis.

Aujourd'hui, vous en diriez quoi ?

Mon père a écrit « Le supplice de la notoriété * ». Je n’irai pas jusque-là [rires], mais j’ai vraiment pensé que ce premier livre serait le dernier. Sauf qu’on a continué à m’inviter, pour des conférences, des rencontres, des interviews, et qu’on m’a vite proposé d’écrire à nouveau. Je suis allé voir le fils de mon premier maître, qui écrivait aussi, pour lui demander son avis. Il m’a dit : « Ne refuse rien. » Et j’ai plongé dans le maelström pendant vingt-cinq ans. J’ai enchaîné vingt livres sans en avoir réellement l’intention. Je l’ai fait, parce que c’était un moyen de faire circuler des idées qui m’étaient chères. Et d’aider, de manière très concrète, celles et ceux dont je me préoccupais : mes droits d’auteur ont toujours été reversés à mon association. Et ça, ça veut quand même dire que, chaque année, cinq cent mille personnes au Tibet, en Inde ou au Népal, grâce à Karuna, grâce aux bénéfices générés par mes livres, vont avoir accès à l’éducation, à la santé, à un jardin potager, etc. Donc oui, j’aurais pu rester dans une grotte et je ne l’ai pas fait. Mais je ne le regrette pas : j’ai vaguement le sentiment d’avoir été utile.

Comment envisagez-vous la suite ?

La fenêtre se rétrécit. Je peux mourir demain. Si j’ai quelques mois, quelques années de plus à vivre, j’en serai très heureux. Pour les bouddhistes, la vie humaine est très précieuse. A condition d’utiliser chaque moment pour progresser vers la connaissance et la mettre au service des autres. Donc si j’ai des trous dans mes chaussettes, je ne vais pas perdre mon temps à les repriser. Je n’ai plus ce temps-là. C’est le moment ou jamais de vivre dans mon ermitage, de me plonger à fond dans la vie spirituelle et de voir les amis qui me sont chers.

Quel rapport avez-vous à votre propre mort ?

Le bouddhisme met la mort et l’impermanence au cœur de ses réflexions. On va mourir, on le sait -c’est juste qu’on ne sait pas quand. Ça n’est pas morbide, c’est un fait. Se familiariser avec cette idée-là permet de donner toute sa valeur à chaque instant qui passe. Il n’y a aucune tristesse là-dedans, au contraire : quelle joie, j’ai encore une journée ou cinq ans à vivre ! Au début, quand on pense à la mort, on se débat comme un cerf pris au piège, parce que la pers­pective nous est insupportable. Progressivement, on peut devenir comme ce paysan qui a bien cultivé, bien labouré, bien planté son champ : s’il grêle, il n’aura pas de regret, il a fait ce qu’il a pu. Dans une pratique encore plus avancée, on peut accueillir la mort comme une amie : « Salut, toi, je te connais. » On l’aborde alors dans une grande sérénité. Quand on en est là, c’est qu’on a atteint une telle liberté intérieure, un tel déta­chement vis-à-vis des choses matérielles, qu'on peut lui faire face sans se préoccuper de ce qu’on laisse der­rière. Moi, j’aimerais être lucide, au moment où elle arrivera. Qu’elle me cueille en pleine méditation. Je voudrais mourir conscient.1 2

[1]             Le Moine et le Philosophe de Jean-François Revel et Matthieu Ricard (Pocket. 1999).

2             « Le Supplice de la notoriété. I et II ». articles publiés en 1998 dans les n° 83 et 84 de la revue Commentaire.

Extrait de l'interview de Matthieu Ricard à Psychologies Magazine (août 2025)

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jeudi 23 octobre 2025

Extraits de pages


J'ai vidé la page pour que tu puisses entrer.
Pour que tu t'habitues aux couleurs de chaque mot.
Assieds-toi près du centre, à côté de ma main.
Demain je n'aurai pas fini.
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Le soir sur le chemin
je ne rejoins que mes pas
creusés comme un visage
mais je sais
que plus loin
je suis aimé par un ruisseau.

Thierry Metz - Lettres à la Bien-aimée et autres poèmes
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mercredi 22 octobre 2025

Marche avec Dieu


Afin de vraiment grandir intérieurement,
vous devez d’abord être testé de toutes parts.
Les choses ne peuvent pas se dérouler
comme vous le souhaitez.
Vous ne pouvez pas contrôler la vie
ou vous attendre à ce qu’elle réponde à vos projections.
Si les choses étaient toujours faciles,
vous iriez dormir à l'intérieur de votre être.
À mesure que vous devenez plus sensible,
plus alerte, intuitif, ouvert et silencieux,
la peur, la résistance et la léthargie s'apaisent
et sont remplacées par un calme profond
et une foi dans l'Invisible.
Même si aucune compagnie n'est vue à vos côtés,
celui qui marche avec Dieu n'est jamais seul.
~ Mooji

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mardi 21 octobre 2025

Je me moque


 « Je me moque de la peinture. Je me moque de la musique. Je me moque de la poésie. Je me moque de tout ce qui appartient à un genre et lentement s'étiole dans cette appartenance. Il m'aura fallu plus de soixante ans pour savoir ce que je cherchais en écrivant, en lisant, en tombant amoureux, en m'arrêtant net devant un liseron, un silex ou un soleil couchant. Je cherche le surgissement d'une présence, l'excès du réel qui ruine toutes les définitions. Bach est plus que musicien. Soulages est plus que peintre. Rimbaud n'est poète que secondairement, comme les cendres qui retombent en papillons du volcan — ses poèmes. Je reconnais dans ces insensés ce qu'apprend avec effroi le nouveau-né, chaque fois que le visage de sa mère lui réapparaît, crevant la toile de l'air comme le lion le cercle de feu : il y a une réalité infiniment plus grande que toute réalité, qui froisse et broie et enflamme toutes les apparences. Il y a une présence qui a traversé les enfers avant de nous atteindre pour nous combler en nous tuant. »

🖊️Christian Bobin

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